Bassines : Les maux par les mots

Le choix du vocabulaire pour faire passer un projet inutile et destructeur

L’État présente le projet des bassines agricoles en Deux-Sèvres comme exemplaire et n’hésite pas à en faire son modèle pour l’ensemble du territoire national. Il est intéressant de détailler les techniques utilisées pour parvenir à ce subterfuge.
Au départ, l’ensemble du monde de la protection de la nature et de très nombreux citoyens et paysans manifestent leur opposition totale à ce projet gaspilleur d’un point de vue énergétique et inutile car destiné à maintenir une agriculture industrielle qui va dans le mur avec d’énormes besoins en eau pour ses cultures. Des manifestations importantes sont organisées sous l’égide d’un collectif dénommé « Bassines non merci » et la contestation ne cesse de s’amplifier. L’enquête publique en 2017 recueille plus de 70% d’avis opposés et largement documentés. Le projet de bassines commence sérieusement à prendre l’eau…
Il devient alors urgent d’élaborer la parade pour la FNSEA et son représentant au gouvernement, le Ministre de l’agriculture. Dans un premier temps, les résultats de l’enquête publique sont malheureusement sans surprise : le commissaire enquêteur donne un avis favorable sans réserves (malgré la très nette majorité d’avis contraires).

Le choix des mots et la méthode


Mais il faut aussi tout faire pour diviser les opposants et semer le trouble auprès des citoyens. La préfecture décide de créer une commission pour « améliorer » le projet que l’on doit appeler « un projet de territoire » afin de le rendre compatible avec quelques exigences écologiques. C’est ainsi que sont conviés à cette réflexion l’ensemble des « acteurs » identifiés (favorables et opposés au projet) dans le but de parvenir à un protocole d’accord « consensuel ». A ce stade, on identifie déjà les mots clé. On notera que les opposants ou les ennemis comme les porteurs du projet sont transformés en « acteurs » (comme si nous étions constamment dans un très grand jeu de rôle) et que le but est d’arriver au fameux « consensus » ! Les discussions commencent donc. Très vite, il apparaît que certains de ces acteurs se comportent plus comme des opposants que comme des « partenaires ». Leurs arguments qui peuvent alors faire l’objet de discussions intéressantes sur le bien-fondé de ces projets sont rejetés. Aussitôt virés car pas assez « consensuels, pragmatiques et raisonnables » et jugé aussi « déloyaux » car ils osent manifester leur opposition alors que les discussions sont engagées. Celles-ci se poursuivent entre gens raisonnables, loyaux, ouverts et conscients de certains « enjeux économiques », car elles ne doivent en aucun cas porter sur la question pourtant essentielle : « la société a-t-elle vraiment besoin de construire ces gigantesques bassines ? ». Elles portent essentiellement sur la manière de les faire accepter en les habillant légèrement de vert.
Une fois les opposants écartés et marginalisés, car proclamés aussitôt radicaux, extrémistes, jusqu’au-boutistes, grâce aux discours officiels largement repris dans la presse, il est facile d’arriver à ce fameux « protocole d’accord » censé faire la synthèse entre quelques agriculteurs porteurs du projet avec le soutien de la Chambre d’agriculture et la FNSEA et les associations « pragmatiques, raisonnables, intelligentes », c’est-à-dire celles avec lesquelles il est possible de « discuter ». Du côté des promoteurs du projet, on accepte de réduire légèrement le nombre de bassines prévues initialement et on fait mine de s’engager pour soi-disant modifier les pratiques et planter quelques kilomètres de haies…
Et le tour est joué. On laisse croire que ce seront les bassines qui feront changer l’agriculture industrielle destructrice et on divise le petit monde de la protection de la nature : d’un côté les signataires du protocole qui n’hésitent pas à discréditer un peu plus les vrais opposants et, de l’autre côté des opposants, que l’on fait passer pour des extrémistes, radicaux et avec lesquels rien ne serait possible. Même au sein des associations signataires comme Deux Sèvres Nature Environnement, on sème la zizanie : de nombreux adhérents décident alors de partir mais les dirigeants de l’association restent droits dans leurs bottes. Il est instructif de constater que, même dans une petite association de protection de la nature regroupant 300 adhérents à l’échelle du département, la démocratie est largement bafouée : c’est le conseil d’administration qui a voté son engagement dans ce protocole (ce qui est parfaitement légal) alors qu’il aurait été facile de consulter la totalité des adhérents pour connaître leur avis et le prendre en compte…
Il ne reste plus à la préfecture, au gouvernement et à la FNSEA de clamer haut et fort que le protocole est une grande première en France et qu’il faudra procéder de la même manière pour les très nombreux projets qui ne manquent pas de fleurir sur l’ensemble du territoire.

La stratégie de l’étouffement


Voilà comment on procède lorsqu’on veut étouffer une contestation. On organise une enquête publique « bidon », on propose un semblant de concertation tout en discréditant largement les opposants et on utilise un vocabulaire choisi, positif, contre lequel il est difficile d’argumenter, pour communiquer le plus largement possible. On voit bien aujourd’hui que cette stratégie ne concerne pas que ce projet de bassines mais bien l’ensemble des projets conduits par l’Etat ou largement soutenus par lui. Les débats sur l’utilité ou non de tel ou tel projet sont totalement occultés.
Pourtant ce joli stratagème n’est pas gagnant à tous les coups. Dans le cas des bassines, le collectif « Bassines non merci » tient bon et mobilise lors de rassemblements plusieurs centaines, voire milliers de personnes qui viennent crier leurs désaccords. Le monde agricole est lui aussi très divisé. Les paysans représentés par leur syndicat, la Confédération paysanne, ont toujours été hostiles à ce projet et manifestent largement aux côtés de Bassines Non Merci. De nombreux organismes ont refusé de participer à cette mascarade préfectorale. Certains participants aux discussions lors de l’élaboration du protocole se retirent aujourd’hui du processus car ils se rendent enfin compte que les engagements pris ne sont, pour la plupart, pas tenus. La lutte continue malgré le consensus apparent affiché par la préfecture.
En dehors des aspects purement techniques et financiers qui sont, à eux-seuls, largement discutables, la méthode utilisée doit nous alerter car elle concerne aujourd’hui la plupart des grands projets inutiles que l’Etat veut faire passer en force. En ignorant la démocratie remplacée par une assemblée d’acteurs raisonnables, en gommant la lutte menée par des « irresponsables » au profit d’une concertation entre personnes pragmatiques. Les différentes parties prenantes ne sont plus des adversaires mais des partenaires, et la confrontation, pourtant nécessaire, est remplacée par ce fameux esprit de consensus. Le monde capitaliste sait parfaitement changer (ou choisir) les mots pour n’utiliser qu’un vocabulaire positif contre lequel il est difficile de s’opposer. On privilégie également le langage technique pour mieux gommer les émotions qui peuvent vite devenir incontrôlables : ainsi de nos jours, on parle partout de biodiversité plutôt que de nature y compris dans les grosses associations. On ne ressent pas d’émotion à travers la biodiversité : c’est le domaine des experts, des techniciens spécialisés, c’est comptable, on parle en nombre d’espèces, nombre d’individus, on peut faire de jolis graphiques. Tout l’inverse du mot « nature ».
Le procédé est exactement le même dans le secteur social où les plans de licenciements ont été remplacés par des « plans de sauvegarde de l’emploi » (alors que leur finalité reste la même) et où les ouvriers sont transformés en « collaborateurs »… Ce monde néo libéral sait parfaitement utiliser les oxymores à son avantage pour nous faire croire au « développement durable », à « la mine responsable », à la « guerre propre », la « voiture propre », à la « croissance verte » et j’en passe…
L’utilisation des mots, expressions et concepts fait totalement partie aujourd’hui de la stratégie capitaliste pour tenter de résister le plus possible à son éclatement qui s’avère aujourd’hui inéluctable, mais quand ?
Pour bien comprendre le poids des mots choisis par les dominants, nous vous conseillons sur ce thème, la lecture de deux auteurs : Franck Lepage avec ses « Conférences gesticulées » (nombreuses conférences disponibles sur YouTube, un lien possible : https://youtu.be/LVqOC4fiHvk ) et Glenn Albrecht : « les émotions de la terre, des nouveaux mots pour un nouveau monde » aux éditions Les Liens qui Libèrent, 2020. Cet auteur australien nous propose des mots et des concepts nouveaux permettant de mieux exprimer nos émotions ressenties face à l’ampleur du changement environnemental et écologique.
Pierre Grillet

Lien pour la vidéo réalisée en juillet 2019 à Mauzé sur le Mignon par Loïc Voeltzel lors d'une manifestation contre les projets de bassines
https://www.facebook.com/loic.voeltzel/videos/2425779847442119/

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