POUR UNE SÉCURITÉ SOCIALE DE L’ALIMENTATION

Un livre de Laura Petersell et Kévin Certenais

« La manière dont on se nourrit est politique ».[1]

Laura Petersell et Kévin Certenais ont écrit le livre intitulé « Régime Général, pour une sécurité sociale de l’alimentation ». Publié en janvier 2022 aux éditions Riot, puis en mai 2023 aux éditions syndicalistes et disponible en pdf sur le site de l’association d’éducation populaire « Réseau salariat », le résumé en quatrième de couverture précise que ce livre « ébauche une proposition de sécurité sociale de l’alimentation. Il rend tangible et désirable un système alimentaire postcapitalisme qui contribuera à la lutte contre le patriarcat et le néocolonialisme » … Une belle idée qui vise à socialiser l’agriculture et l’alimentation portée par le collectif national « Sécurité sociale de l’alimentation » et « Réseau Salariat ».[2]

Dans leur avant-propos, Les deux auteurs se présentent comme des militants engagé·es « dans des combats, des initiatives de luttes sociales attrapées sous des angles différents : d’un côté, la ruralité, l’écologie, les luttes hors de l’emploi, un souci de l’action concrète et une culture paysanne ; de l’autre, la ville, l’engagement contre la répression sous toutes ses formes, les luttes syndicales dans l’emploi, une approche plus conceptuelle et un intérêt pour les mouvements féministes, antiracistes et décoloniaux ». Ils dénoncent en introduction la fameuse formule de Margaret Thatcher « there is no alternative », il n’y a pas d’alternatives, prononcée en 1980 et qui a fait tant de mal depuis. Au contraire, il ne faudrait surtout pas nous empêcher d’explorer des pistes nouvelles, des alternatives possibles qui peuvent infléchir une trajectoire mortifère.  « Nous avons à cœur de ne pas être uniquement dans la critique de l’existant, mais bien dans la proposition de pistes concrètes pour un avenir désirable » précisent-ils. Des pistes qui doivent avoir une dimension macroéconomique et qui s’inspirent, pour partie, de la mise en place du Régime général de la sécurité sociale dès 1946, il y a… 78 ans !

D’emblée, le contexte est posé : « à l’échelle mondiale, les petites fermes produisent 70 % de l’alimentation tout en occupant moins du quart des terres agricoles… Le système alimentaire mondial produit de quoi nourrir 12 milliards d’êtres humains, alors que nous sommes 8 milliards (2023) et pourtant, plus d’un milliard de personnes à travers le monde souffrent de famine et de malnutrition, un nombre en augmentation ». Pour en arriver au constat énoncé par les auteurs : « le problème n’est pas la quantité de nourriture produite chaque année à travers le monde, mais plutôt qui produit, où, comment, pour qui et pourquoi ? »

 Instaurer une sécurité sociale de l’alimentation, c’est aussi changer tout le système…

Parler de sécurité sociale de l’alimentation, c’est réfléchir sur le travail en s’inspirant des idées développées par Bernard Friot. Déconnecter le travail de l’emploi et pour cela mettre en place un salaire à vie quelles que soient les occupations de chacun-es. Réfléchir sur l’outil de travail : qui le possède et dans quelles conditions car il est indispensable d’en terminer avec la propriété lucrative qui privatise le vivant et les 6 groupes de la grande distribution qui se partagent en France 90% du marché. Opter pour une propriété d’usage, sans patrons, qui permet aux travailleurs de décider la manière dont ils vont travailler et dans quelles conditions. Assurer une véritable souveraineté alimentaire dont les auteurs rappellent à juste titre que le concept a été développé et présenté pour la première fois par la Via Campesina lors du sommet de l’alimentation organisé par la FAO à Rome en 1996. Celui-ci doit permettre aux citoyens de décider ensemble les productions agricoles dont ils ont besoin. Pour y arriver, ne faudrait-il pas se débarrasser de l’agro-industrie et des politiques publiques qu’elle contrôle pour son seul profit ? Les petits producteurs s’engageant dans un système correspondant à la volonté démocratique pourront bénéficier d’un système de conventionnement. Il est également indispensable de sortir du système économique intenable imposé par les banques et les actionnaires. En résumé, la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation passe obligatoirement par la fin d’un système capitaliste, raciste et patriarcal qui ne profite qu’à une classe bourgeoise au profit d’un nouveau type de fonctionnement au service de tout le monde.

Une fois ce cadre présenté, les auteurs détaillent, chapitre par chapitre, chacune de ces rubriques et nous vous invitons à les lire avec attention.

À quoi ressemblerait concrètement une sécurité sociale de l’alimentation ?

Les auteurs nous rappellent que « l’une des révolutions majeures du régime général de Sécurité sociale repose sur la gestion des caisses par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes (via leurs représentants syndicaux). En 1946, les conseils d’administration des caisses comptaient trois quarts de salarié·es et un quart d’employeurs, répartition révélatrice du rapport de force entre bourgeoisie et salariat ». Les premières élections eurent lieu le 24 avril 1947 et la Confédération générale du travail (CGT) fut majoritaire jusqu’en 1962. « Très vite, l’État et le patronat attaquèrent ce modèle » qu’ils ne cesseront de découdre jusqu’à nos jours : « l’État s’immisça progressivement dans la direction des caisses jusqu’à en prendre le contrôle ». Développer un système qui repose entièrement « sur une véritable démocratie sociale qui nous donne du pouvoir sur l’organisation de la société en termes de production, de travail et d’investissement est une voie à construire. Le régime général de Sécurité sociale ouvre la perspective d’une société où :

– Toute la valeur ajoutée est socialisée et reconnue comme résultant du travail de toutes et tous.

– Les décisions relatives à qui produit quoi et comment la valeur ajoutée est distribuée sont prises collectivement ».

« La Sécurité sociale de l’alimentation sera composée d’un réseau de caisses implantées à l’échelle de bassins de vie et en connexion les unes avec les autres pour l’approvisionnement des productions qu’elles n’ont pas sur leur territoire et la distribution des surplus. Elles réuniront habitant·es et salarié·es des collectifs de travail conventionnés. La prise de décision se fera, si possible, par participation directe. ». Les auteurs abordent la mise en place de critères de conventionnement, qui, selon eux, sera incontournable afin de garantir le déploiement de la filière alimentation conventionnée hors du système capitaliste : « les entreprises seront composées de salarié·es copropriétaires d’usage de leur outil de travail et la valeur ajoutée créée sera socialisée puisque versée dans le budget de la Sécurité sociale. Les salarié·es percevront un salaire à vie versé par les caisses, qui définiront aussi des critères de conventionnement locaux pour assurer une adaptation aux besoins territoriaux ».

La Sécurité sociale de l’alimentation fournira des prestations à l’ensemble de la population sous la forme d’allocations mensuelles par les caisses de Sécurité sociale à chaque habitant·e et ne pourra être dépensée, au moins au début, qu’auprès des entreprises conventionnées. Les auteurs insistent également sur la nécessité de s’orienter vers une gratuité de l’alimentation et proposent que la Sécurité sociale « finance aussi la création d’un service autogéré de la restauration collective où les repas seront servis gratuitement ».

L’alimentation ne concerne pas que les producteurs et les consommateurs…

Pour les auteurs, l’alimentation concerne à la fois la production, la transformation, la distribution et la consommation. Le conventionnement ne sera pas uniquement orienté vers pas uniquement les fermes avec leurs collectifs de travail, mais également vers les labos de transformation ainsi que les lieux de distribution. Ce sont donc l’ensemble des salarié-es de ce secteur qui sont directement concernés.

« L’alimentation est politique : prenons le pouvoir »

« L’alimentation est politique, prenons le pouvoir », c’est le titre choisi par les auteurs pour la conclusion. Ils insistent sur la nécessité de ne pas « cantonner le sujet de l’alimentation à la lutte contre les OGM, contre la « malbouffe », à la défense de la paysannerie ou de la cause animale ». Toute lutte partielle qui ne remet pas en cause profondément le système économique en place ne peut que conduire à de faux résultats qui seront d’une manière ou d’une autre facilement récupérés par le capitalisme. Se contenter des aides alimentaires distribuées aux plus pauvres[3] ne résoudra jamais la question de base des inégalités. La sécurité sociale de l’alimentation permet de s’attaquer aux causes des problèmes plutôt que tenter d’en limiter les conséquences tout en ayant une vision globale, internationale, car de tels changements devront dépasser le simple cadre des frontières, insistent Laura et Kévin. Il reste beaucoup de réflexions à conduire autour de cette idée, notamment pour en affiner les contours techniques nous disent les auteurs. Ce livre est une véritable motivation pour s’investir dans de tels réseaux, participer aux échanges et aux confrontations d’idées. Lisez ce texte dans son intégralité. Ne vous contentez pas de cet article obligatoirement réducteur. Consultez en prenant le temps nécessaire les contenus très riches des sites de Réseau salariat et de la Sécurité sociale de l’alimentation, écoutez ou lisez (relisez) Bernard Friot lorsqu’il nous parle de propriété d’usage, de salaire à vie, du Régime général de la sécurité sociale, du rôle d’Ambroise Croizat,[4] ministre communiste au sortir de la guerre et qui mit en place le Régime général. Il y a de quoi ouvrir des horizons désirables qui détruisent pour toujours les paroles de Margaret Thatcher (et ses descendants politiques) : « il n’y a pas d‘alternatives ». Il y a de quoi nous donner envie de se battre.

Kévin et Laura nous le démontrent. Ils insistent également pour intégrer cette réflexion sur la sécurité sociale de l’alimentation au sein d’un ensemble d’autres perspectives autour du logement, de la (ou des) culture…

Merci à eux pour leur volonté de partage et leur motivation. Pour conclure, le mieux est de leur laisser la parole :

« Comme le promeut l’association Réseau Salariat, nous cherchons à étendre le régime général de Sécurité sociale pour aboutir à une socialisation (ou mise en commun) totale de la valeur créée par le travail de toutes et tous. Notre stratégie est d’appliquer la philosophie du régime général à l’alimentation et de continuer le mouvement dans d’autres secteurs avec l’ambition d’une transformation sociale générale ».

Bonne(s) lecture(s) et comme le disent les auteurs « bon appétit » !

Pierre Grillet

 

[1] Phrase extraite du livre. Dans l’article, tous les propos entre guillemet sont extraits du livre cité.

[2]Consulter le site de « Réseau salariat » : https://www.reseau-salariat.info/ . Réseau Salariat est membre du collectif national « sécurité sociale de l’alimentation ». Site également à consulter : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/

[3] « Huit millions de personnes dépendent de l’aide alimentaire, c’est-à-dire de la distribution gratuite ou à bas prix des stocks de la PAC (33 %), des invendus de la grande distribution (30 %) et des dons des particuliers à l’occasion des collectes annuelles à la sortie des supermarchés (23 %). Les entreprises qui se débarrassent ainsi de leurs produits en surplus peuvent défiscaliser la valeur de ces invendus ». Extrait du livre.

[4] Incroyable qu’un tel personnage soit aujourd’hui un quasi inconnu pour la majorité d’entre nous. On ne l’apprend pas à l’école. Lors de ses obsèques, en 1951, une foule immense s’était retrouvée pour l’accompagner une dernière fois. On parle de 1 million de personnes !

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