Vous avez dit agribashing ?

Face à l’intensification et l’approfondissement de la critique du mode de production agricole conventionnel par une grande partie de l’opinion publique, la FNSEA a décrété avoir à faire à un « agribashing » contre lequel il conviendrait de lutter par tous les moyens. La proximité de ce syndicat avec le pouvoir a même conduit l’État à créer une « cellule de surveillance » appelée « cellule Demeter ». Les pouvoirs de cette cellule mélangent allégrement les actes de délinquance avec des « actions symboliques de nature idéologiques ». Mais comme par miracle, l’arrivée du coronavirus aurait tout changé …

Lorsque votre politique conduit au désastre, accentue un malaise bien réel au sein même de la profession, fait l’objet de multiples controverses, voire d’oppositions de plus en plus marquées et que les arguments vous manquent pour justifier les erreurs dans lesquelles vous avez embarqué des milliers, voire des millions de personnes, il ne vous reste plus que deux options : 1) reconnaître le débat, l’accepter et envisager le cas échéant de revoir vos positions, vos responsabilités et vos erreurs ou alors 2) passer pour une victime et discréditer les opposants en les traitants de radicaux, d’ignorants, voire écoterroristes… C’est cette deuxième option qu’a choisi le syndicat agricole majoritaire en communiquant partout sur ce qui serait devenu un véritable « agribashing », avec des agriculteurs qui seraient incompris, montrés du doigt, rejetés (il est intéressant de constater que la réaction de nos gouvernants face aux récentes crises sociales et écologiques est sensiblement identique)…
Et le tour de passe-passe atteint son point culminant à l’occasion de la crise provoquée par le coronavirus. Soudainement, le même syndicat, bien aidé en cela par la grande distribution, les grosses coopératives, le gouvernement et les journaux, communique en faisant valoir que les français se seraient enfin rendu compte du rôle des agriculteurs et qu’en conséquences, le fameux « agribashing » serait en nette perte de vitesse. Les français seraient tellement idiots, qu’il leur faudrait une bonne épidémie pour comprendre enfin le vrai message vertueux porté par la FNSEA… Ainsi, la FNSEA n’aurait nullement à se remettre en question et le tour serait joué (Là encore, belle similitude avec nos gouvernants pour qui, lorsqu’une réforme est rejetée, c’est uniquement parce qu’elle n’aurait pas été comprise).
Au royaume des communicants, tout serait donc possible. Mais qu’en est-il exactement ?
Il est où l’agribashing ?
Le fameux « agribashing » n’a, en réalité, jamais existé. Il n’y a qu’à se rendre compte de l’engouement (et bien avant la crise actuelle) d’un nombre croissant de français pour les produits locaux, de qualité, bio et de plus en plus, pour les circuits courts. Bien souvent, la plupart des agriculteurs qui ont intégré de tels systèmes se revendiquent plus comme des « paysans » et de moins en moins comme des « exploitants agricoles ». Selon Sophie Chapelle, « la France serait en pointe en Europe dans le développement des circuits courts qui associent agriculteurs et consommateurs pour des produits de qualité vendus au prix le plus juste pour chacun ». Ce sont 2000 associations de maintien de l’agriculture paysanne (AMAP) qui ont été recensées et qui sont regroupées sous le sigle ASC « Agriculture soutenue par les citoyens ».
Mais ce rapport étroit qu’entretiennent la plupart des français avec l’agriculture ne dispense pas, bien au contraire, de critiquer une manière de la concevoir, sous sa forme industrielle, avec toutes les dérives que nous connaissons.
Rien à voir avec un quelconque rejet des agriculteurs. Mais il faut rassurer la FNSEA sur un point essentiel : jamais nous ne nous arrêterons de remettre en cause votre modèle agricole, obsolète, gaspilleur en énergie et destructeur tout autant d’emplois et de paysans que de biodiversité.
Et la critique ne date pas d’hier. Elle a même souvent été d’abord celle d’agriculteurs clairvoyants !... Ainsi, au début des années 1980, des paysans bretons créaient le C.E.D.A.P.A. (Centre d’Etude pour un Développement Agricole Plus Autonome). André Pochon y dénonçait les impasses de l’actuel système de production et y militait déjà pour agroécologie et le retour à des assolements et des équilibres sol-plantes-animaux respectueux de notre campagne.
Des exemples ? Il faut les trier tellement on a le choix si on ne veut pas en écrire 10 pages.
La remise en cause de l’agriculture industrielle n’a rien à voir avec l’agribashing
La vente de produits phytosanitaires a augmenté de 12 % en 2014-2017 par rapport à la période de référence 2009-2011. En 2018, cette augmentation est estimée à 21%. Ceci malgré les fameux plans « écophyto », issus des Grenelles et censés réduire considérablement cette consommation (au moins 50%). A titre d’exemple, le prosulfocarbe, un herbicide principalement utilisé sur les céréales et les pommes de terre par pulvérisation, et considéré comme dangereux pour l’environnement. Les ventes de cet herbicide ont quadruplé en France entre 2011 et 2017, passant de 1 167 à 4 624 tonnes. Malgré les discours officiels de la FNSEA sur le développement de l’agroécologie !
La situation est catastrophique pour les insectes. Près de 80 % des insectes volants ont disparu au cours des trente dernières années dans les zones naturelles protégées allemandes – « un taux qui peut plausiblement être généralisé à l’ensemble de l’Europe, et sans doute au-delà ». Selon les scientifiques, les lépidoptères, tout comme les hyménoptères et les coléoptères, sont les plus touchés par la régression. Ce sont les scientifiques qui le disent : une intensification agricole accrue pourrait avoir aggravé cette réduction de l'abondance des insectes dans les zones protégées au cours des dernières décennies, ces zones étant le plus souvent de taille réduite et entourées de cultures industrielles.
La biodiversité végétale est également concernée. L’Office national de la biodiversité précise en 2019 que 53% des plantes liées aux insectes pour leur reproduction déclinent et que 15% des plantes vasculaires sont menacées en France métropolitaine, soit 742 espèces sur les 4982 recensées. Les effets de l’intensification des pratiques agricoles sont identifiés parmi les causes majeures de régression.
Enfin, le taux de retour énergétique de l’agriculture industrielle est catastrophique. Il faut aujourd’hui dépenser 7,3 calories d’énergie pour produire une calorie de nourriture… Jusqu’à quand ?
En ce qui concerne la santé humaine, parmi de multiples exemples, on ne peut que conseiller la lecture édifiante d’une récente BD sur le drame des algues vertes des plages bretonnes: un scandale (et des morts) dont l’origine est à rechercher dans les lois de modernisation agricole des années 1960 et le développement intensif corollaire (et passablement trouble !) de l’agro-industrie.
Faut-il aussi rappeler que les excès de l’agriculture industrielle sont régulièrement cités par de nombreux scientifiques comme l’une des causes qui peut faciliter la propagation d’épidémies…
Comment est-il possible encore en 2020, que des hommes et des femmes acceptent de concentrer des centaines, des milliers de vaches, voire des dizaines de milliers (ce qui est le cas dans certains pays) dans des hangars d’où elles ne sortiront jamais, sauf pour se faire tuer, ou encore des dizaines de milliers de poules (jusqu’à 600 000, voire plus, en France pour un seul élevage et 5 millions aux Etats-Unis), des animaux le plus souvent mutilés pour être maintenus dans des univers concentrationnaires et éclairés uniquement à la lumière artificielle, répartis sur deux ou trois étages ?
Que dire lorsque l’actuelle présidente de la FNSEA déclarait, alors qu’elle était vice- présidente de ce syndicat : « Il existe des fermes de 4700 vaches en Roumanie. Mon fils y travaille. Elles sont dans des conditions remarquables.» Lors de cette interview, madame Lambert revendiquait l’agrandissement des petites fermes en France pour y accueillir au moins 200 à 300 vaches. Les petits paysans n’auraient donc rien compris…
La Confédération paysanne, un important syndicat d’agriculteurs, déclarait au sujet de la politique menée par la FNSEA : « C’est une agriculture destructrice d’emplois, incompatible avec la préservation de notre environnement et prédatrice d’une agriculture à taille humaine ».
L’agriculture concerne tous les citoyens et pas seulement les agriculteurs ou leur syndicat…
Il faut que la FNSEA accepte une fois pour toutes que l’ensemble des citoyens est concerné par les orientations de ses politiques. Les activités agricoles occupent 28 millions d'hectares, soit environ la moitié du territoire métropolitain. Les pratiques agricoles comptent donc parmi les enjeux majeurs pour le devenir de la biodiversité, et à ce titre, nous sommes tous concernés. Nous consommons tous des produits issus de l’agriculture et à ce titre, nous avons également le droit, voire le devoir de nous mêler des conditions dans lesquelles sont produits ces aliments. Non, l’agriculture ne doit pas être l’affaire que des professionnels, et oui, la crise actuelle ne fera que renforcer cette volonté de contrôle de la part des citoyens.
Nous entrons dans une nouvelle ère dans laquelle le syndicat agricole majoritaire devra soit s’intégrer et accepter de remettre ses orientations en question, soit se dissoudre… Mais il ne pourra pas, sur le long terme, toujours se faire passer pour une victime. Et il pourra encore moins profiter d’une épidémie pour se valoriser à l’égard de l’opinion publique.
La crise, c’est l’instant du choix. Nous choisirons tous ensemble le type d’agriculture que nous souhaitons, n’en déplaise à quelques-uns… c’est une affaire trop sérieuse pour être confiée à la seule FNSEA !
Une vision manichéenne ?
Probablement oui, et nous l’assumons. Un ancien chercheur de l’INRA revendiquait à ce propos : « la nécessité de dépasser ce monde manichéen pour entrer dans le monde pluriel de l’écosystémie ! ». Jolie formule qui ne peut faire que des adeptes. Sa phrase était destinée à vanter les mérites d’une future agriculture écologiquement intensive (AEI). Seulement, après plus d’une décennie de mise en pratique, force est de constater qu’elle ne change pas grand-chose (dans le sens d’un véritable et profond changement). Il est aujourd’hui clair que le but essentiel de la part de la plupart des responsables de chambres d’agriculture notamment, est de sauver un système déjà en place, productiviste et qui se doit d’être le plus performant par rapport aux concurrents, industriel, exportateur, tout en le dotant de quelques aspects plus écologiques… Un exemple, sur la question des organismes génétiquement modifiés, « le débat n’est pas de savoir si nous devons ou pas accepter les OGM, mais plutôt quels OGM nous devons concevoir ou non » disait Michel Griffon, agroéconomiste et l’un des porteurs du concept AEI. Cette seule affirmation pourrait suffire à jeter des doutes sur la réelle volonté de changement de la part des responsables agricoles.
Non, décidément, pour un véritable changement, il ne faut pas aménager un système obsolète, ce qui n’aboutira qu’à le modifier superficiellement, il faut en créer un autre totalement différent. Certes, on nous dira qu’il n’est pas possible de changer en profondeur du jour au lendemain et la nécessité d’une véritable transition apparaît indispensable. Mais n’oublions jamais que les alertes ont déjà été lancées dès les années 70, voire bien avant (Rachel Carson, avec son livre : Silent Spring dès 1962, par exemple). Nous avions donc largement le temps pour une telle transition. Le malaise de certains agriculteurs est bien réel et il serait injuste de le nier. Mais quelle en est la cause première ? Un soi-disant « agri-basching » ou une politique agricole délétère qui les a conduits à s’endetter et à s’enfermer dans un système qui les a éloignés du reste de la population et dont beaucoup aujourd’hui aimeraient se libérer ? La FNSEA a une importante responsabilité dans ce malaise. Il faudra bien un jour le reconnaître.
Pierre Grillet (Remerciements à Didier Montfort, Marie-Do couturier et Christine Bernard pour leur relecture et leurs compléments)
Note : Les agriculteurs, paysans et autres citoyens qui souhaiteraient s’exprimer, soit pour aller dans le sens de nos arguments, soit au contraire pour démontrer l’inverse, sont les bienvenus sur ce site. Nous garantissons que chaque témoignage reçu, sera, avec l’accord de son auteur, publié intégralement (sauf insultes, menaces et témoignages anonymes).

Photo prise lors d'une formation naturaliste dans une ferme bocagère

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