We have the power...

Un texte inspirant de Philippe Claudel

"Nous avons connu des ciels immaculés. Des ciels comme les êtres humains en connurent de la préhistoire jusqu’au début du siècle précédent, avec pour seules zébrures éphémères les vols des oiseaux. Nous avons connu des paysages sonores inaccoutumés, d’où les bruits des trains et des voitures avaient été bannis, et dans lesquels le chant du vent, les trilles des merles, le battement lourd des ailes des grands cygnes blancs, le tirelire des alouettes tissaient une musique de beaucoup oubliée. Nous avons connu la contrainte des déplacements limités par notre seule capacité de marche. Nous avons mesuré l’espace à l’aune de nos deux jambes et redécouvert ainsi le pays proche, celui que le plus grand nombre d’entre nous regarde peu ou jamais. Il nous a fallu réinventer nos exotismes et poser des yeux neufs sur ce qui nous entoure. Nous avons connu la mesure et pris conscience que nous pouvions nous priver d’une frénésie d’achats qui ponctue d’ordinaire nos existences et dont nous croyons qu’elle leur donne un sens. Nous avons découvert qu’à côté de chez nous, il y avait des femmes et des hommes qui produisaient des fruits et des légumes, élevaient des poules, vendaient des œufs, fabriquaient des fromages, nourrissaient des porcs, des bœufs, des moutons, conditionnaient ces viandes, élaboraient des savons, récoltaient du miel, faisaient des conftures. Nous avons senti le temps couler en nous avec lenteur et, loin de nous en effrayer, nous avons compris que cette lenteur donnait un poids merveilleux à chaque instant de chaque jour. Nous avons compris que les autres ne sont jamais aussi importants que lorsque nous pouvons les sentir, les toucher, les serrer dans nos bras, leur parler de vive voix, avec face à nous leur regard, près de nous leur chaleur et leur parfum.
Nous qui pensions que nos téléphones et nos écrans suffsaient à les faire exister avons su que rien jamais ne pouvait remplacer la présence réelle et palpable de l’autre. Nous avons découvert la fragilité d’un système économique qui depuis des décennies nous impose son rythme et sa loi.
Nous avons réalisé que quelques semaines d’arrêt suffsaient à le coucher à terre. Nous avons vu des entreprises multinationales s’asphyxier comme de grands corps privés d’air parce que nous nepouvions plus acquérir ce qu’elles nous vendaient. Elles avaient jusqu’alors presque réussi à nous convaincre que nous ne pouvions vivre sans ce qu’elles nous obligeaient à acheter, à force d’injonctions publicitaires et de modes fabriquées avec l’appui des médias, et nous nous sommesrendu compte que ce sont elles, au contraire, qui ne peuvent vivre et prospérer sans nous.
Nous avons ainsi découvert notre pouvoir. À nous désormais d’en user pour inféchir le cours du monde, des marchés, des choses, de la vie, des politiques économiques planétaires. Si l’épidémie nous a fait prendre conscience de notre faiblesse et de la faiblesse d’un système globalisé, elle devrait nous permettre aussi de prendre la mesure de la force et du pouvoir que chaque citoyen dumonde possède vis-à-vis de ce système qu’il voyait trop souvent comme un modèle sans alternative, et sur lequel il pensait n’avoir aucune prise.
Patti Smith chantait en 1988 : «I commit my dream to you / The power to dream to rule / To wrestle the world from fools / It’s decreed the people rule / I believe everything we dream / Can come to passthrough our union / We can turn the world around / We can turn the earth’s revolution / We have the / People have the power.» Écoutons les poètes. Écoutons les rêveurs. Tournons le dos auxmarchands. Aux vendeurs de poussières. Aux banquiers étroits. Aux politiciens aveugles. Soyons adultes et prenons notre monde et notre destin à bras-le-corps. Notre vie est unique. Faisons-la belle et désirable, humaine et juste.
Au-dessus de ma tête le soleil joue dans les frondaisons des grands chênes. Je suis dans une forêt que je connais depuis l’enfance. Mes pas reviennent dans les pas de l’enfant que j’ai été. Le printemps cette année ruisselle de lumière. Mon chien devant moi chemine truffe au vent. Il renife les coulées.
Parfois il s’arrête, se retourne, et me regarde de ses bons yeux couleur de sable. Mon bonheur tient à ce peu de choses : le plaisir violent que la nature à chaque fois, quelles que soient les saisons, m’offre en m’ouvrant son espace. La connaissance du lieu. Les infnies nuances de vert, et soudain la joie par exemple de découvrir les tiges fnes et souples d’asperges des bois dont les têtes d’un beau vert pâle dansent dans le vent. J’en cueille un bouquet dont je ferai ce soir mes délices, tout en regardant dans mon jardin les dernières lueurs du jour surflées par les vols d’hirondelles. J’aurai sur ma peau une odeur d’humus et de résine, de sureau et d’acacia en feur. Je serai un peu las. Il fera bon.
Mon chien à mes pieds fermera les yeux. Je me dirai que j’aurai eu la chance de vivre encore une belle journée. Je m’apprêterai à glisser dans une nuit de conte. Le sommeil me dépouillera de mon âge et j’aurai des rêves que l’on fait à huit ans, quand on ne voit du monde que sa face éclairée."

 

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